Après une insomnie...[Naoki]

Erkan passa la nuit entière dans son petit atelier. Ce n’était en fait qu’un coin de son appartement qu’il avait aménagé pour son travail. Il fut tant absorbé par son tableau qu’il il se coucha qu’à l’aube. Epuisé, il ne pouvait plus tenir son pinceau entre ses doigts, il ne lui restait que quelques retouches qu’il terminera en fin de journée. Après deux heures de sommeil agité et pas du tout reposant, il s’était éveillé comme dans un nuage, morne et encore plus fatigué que tout à l’heure.

Le frigo se vidait. Ça faisait près d’une semaine qu’il n’avait pas mis le pied dehors. Une semaine que sa vie coulait au fil des bières, de spaghettis immondes et de sommeils courts, et entrecoupés. Mais il lui fallait impérativement terminer ces tableaux pour une prochaine exposition. Le frigo, dont la lumière déchirait les ténèbres, était vide. Plus rien à bouffer, plus rien à boire. Le moment tant redouté était venu : Sortir, et refaire face au monde extérieur. Il détestait ça. Il détestait sortir dans de pareils moments où il avait l’air d’un zombi. Dans un dernier espoir, il passa en revue les cannettes de bières, en quête d’hypothétiques ultimes gouttes, rien. Enfer et Damnation ! Pas le choix, c’était inévitable, il était temps de sortir. Bah un peu d’air frais ça n’allait pas le tuer.

Il s’habilla. Fin prêt, il sortit pour faire le plein des provisions. Il se retrouva à traîner sa carcasse à travers la rue. Son corps était sans vie, et inconfortable. Le pas lourd, il traînait son corps comme un bagage encombrant. Après une insomnie, Erkan se trouvait proie à une sorte de cauchemar éveillé, et a la sensation d’être extrêmement épuisé. Nerveux, et traînant une grande fatigue, la vie ambiante qui battait son plein dehors ne lui inspirait que dégout et amertume. Dans de pareils moments, son existence lui apparaissait en quelque sorte telle une déviation, et tout ce qui l’entourait : les rues, les habitations, les gens, lui semblait une projection obscure et chaotique. Il traînait sa carcasse tout au long des rues. Chaque pas était une véritable torture. Ses yeux, hagards, se perdaient dans le vide. Même sa respiration le lâchait. Le souffle court, il respirait avec peine. Il était trop lourd aux gouts de ses jambes.

Erkan grimaça. Cela commençait fortement à l’agacer. Il eut la désagréable impression de ne plus pouvoir marcher. Alors qu’une superette se trouvait non loin de là, il sentait qu’il devait mobiliser toutes les forces qu’il lui restait pour l’atteindre...Et, il n’en restait presque rien. Soudain, il trébucha. Le jeune peintre s’écrasa contre le sol froid et rigide. Eh merde, il n’était même pas fichu de marcher correctement.

Une pierre…Et voilà ! Il se releva sous le regard du jeune garçon, la tenant d’un geste triomphant. Ce petit caillou de couleur grise qu’il venait de ramasser était si fin, si doux au toucher, à croire qu’on l’avait sculpté, et déposé là dans la rue rien que pour le plaisir de la personne qui pourrait tomber sur lui. Il avait de la chance d’avoir trébuché, sinon il ne l’aurait jamais aperçu. Quelle chance…Comme le peintre regardait la gracieuse et charmante pierre que la nature avait subtilement produite, un sourire de contentement passa sur sa face et parut s’y attarder. Ebahi, et parfaitement charmé, son pouls et son index caressaient délicatement cet objet, comme si Erkan craignait qu’il ne se brise.

Satisfait de sa découverte matinale, il oublia soudainement son mal de tout à l’heure. Son corps reprenait vie et contenance. Son visage s’illuminait. Il leva les yeux, regardant avec un sourire radieux le jeune garçon en face de lui.

- Je n’ai rien. Ça va. Au fait je m’appelle Erkan, et j’ai vingt six ans. Cette maison que vous voyez là-bas – il lui désigna du doigt une maison au loin-, c’est la mienne. Il y a seulement une semaine, j’ai commencé un travail acharné dans mon atelier, et là je me retrouve épuisé, vidé de toutes mes forces.

Erkan se disait que ce garçon avait un regard si angélique. Un regard unique. Un regard qui vous crucifie, et d’où émane une pureté absolue. Un regard…il en avait rarement rencontré pareil. Il avait l’impression que ses yeux plongeaient au plus profond de lui-même, pénétrant ses pupilles, les marquant de traces indélébiles.

Il se leva, et quand il alla marcher vers le charmant petit garçon, Erkan buta contre un chat qui était couché juste là au bord du trottoir, et qui restait immobile. Il se baissa jusqu’à lui, et put constater que cet être immobile à la couleur jaune était mort.

- Le pauvre… Quel dommage, c’est un si beau chat. Il n’avait sûrement aucune envie de mourir. Mais bon, on n’y peut rien.

Il rit doucement sans pour autant avoir envie de rire, mais juste pour cacher sa tristesse. Ses yeux mélancoliques s’attardèrent sur le jeune garçon. Il fallait le remercie…C’était vraiment sympa de sa part de venir lui proposer son aide. Comment le remercier…Il ferma alors les yeux, et réfléchit à un moyen pour lui prouver sa reconnaissance. Avec les yeux fermés, on voit plus clair ; on voit beaucoup mieux que si on les tenait ouverts. Erkan serra bien fort les paupières, et il vit du miel, des sucreries, et tant d’autres douceurs et friandises. Pas seulement cela…Il vit aussi une vendeuse, toute souriante, habillée d’un tablier rouge comme de la cerise, et qui tenait un grand gâteau au chocolat et aux amandes. Fou de joie, Erkan ouvrit les yeux :

- Viens, on va se rendre à la pâtisserie. Il y a toujours là des gâteaux frais et savoureux.

Après tout, il était si jeune, et tout mignon. Pas besoin de le vouvoyer, se dit Erkan.