Un devoir est un devoir (PV Sosuke Yamashita)

Seika se tenait assis devant la commode de sa chambre. Il jeta un regard au miroir. Il contempla le visage angélique sans sourire, illuminé de deux émeraudes brillantes. Il remarqua le regard triste que les épreuves et les déceptions avait posé sur sa personne. Il remarqua cette expression figée et sans gaieté. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Il ne se reconnaissait plus vraiment. Derrière lui, une geisha s’occupait de ses cheveux, les coiffant, les lissant, les ornant de perles et de fleurs : ils devenaient merveilles sous ses mains expertes. L’adolescent ne bougeait pas, ne remuait même pas, quand un autre maiko vint lui poudrer le visage. Il n’avait pas besoin de maquillage, sa peau ne disposait d’aucune imperfection mais le protocole était respecté par habitude. Seika se contraint à se détendre. Il savait bien pourquoi on le pouponnait ainsi, pourquoi on prenait autant soin de son apparence physique. Ce soir, il devait se présenter à un client important. On lui avait répété mainte fois dans la journée quel attitude respectueuse il devait arborer, et les informations que le client s’attendait à entendre. On lui avait tellement rabâché sa leçon que le jeune homme avait perçu l’angoisse dans leur voix. Une certaine peur….comme si sur ses épaules posaient désormais le devenir de l’okiya, comme si le client n’était pas un client ordinaire. Seika n’avait pas posé de question. Il s’était contenté d’hocher la tête calmement et de s’apprêter à cette rencontre. Il percevait très bien la tension qui émanait des deux personnes sensées l’aider à se préparer. Après tout, il avait toujours eu un caractère bien trempé, et ils craignaient tous qu’il se rebelle, et qu’il finisse par tout gâcher. Ils fuyaient son regard quand il plongeait ses yeux dans les leurs L’okiya toute entière lui cachait quelque chose, Seika avait un mauvais pressentiment.
La geisha et le maiko se retirèrent, lui laissant enfiler son kimono seul, et il se retrouva bientôt prêt, droit comme un i dans sa chambre, à regarder cet inconnu dans le miroir qui n’était pas lui. Non…cette beauté triste ne devait pas être lui. Où donc étaient passés ses sourires amusés, cette joie toute enfantine, et son insolence coutumière ? Seika se remit à penser à son ancien ami de l’okiya, qui avait maintenant disparu. Il ne lui restait plus rien de lui. Sa chambre avait été vidée, il ne lui restait qu’un souvenir vague et incertain de lui. Le renard roux qui l’avait accompagné, avait disparu de même. La douleur se ralluma dans la poitrine de Seika et il ferma les yeux. Inutile de remuer le passé ainsi, il fallait continuer à avancer, même s’il ignorait où il allait.
Enfin si, il savait. Il allait devenir geisha, et il devait tenir son rôle. Il ne pouvait pas s’autoriser à larmoyer sur son sort !
Il se contraint à sourire devant la glace, à montrer une expression souriante et chaleureuse. Voilà…il réussit finalement à être crédible, même si ses yeux restaient tristes. La geisha entra de nouveau dans sa chambre sans frapper. Elle le jaugea de la tête au pied.

- Tu es parfait.

Seika se regarda une ultime fois. C’était l’exacte vérité. Il n’y avait plus rien à retoucher. L’adolescent se demandait qui serait le client à qui il était censé tenir compagnie. On ne lui en avait rien dit. Il imagina un homme d’âge mur, un de ces adultes qu’il méprisait tant, qui devait se pavaner dans sa richesse opulente.

- Le client est arrivé, tu sauras te tenir convenablement ? continua la geisha.

Seika lui jeta un regard froid et méprisant, en guise de réponse. La geisha du s’en contenter. Ils quittèrent ensemble la chambre pour se diriger vers le salon. Là, on l’introduit auprès de son client. Seika retira ses chaussures pour entrer, et s’inclina poliment pour le saluer.

- Je suis très honoré de votre présence…Yamashita-sama, dit-il d’une voix lisse.

On les laissèrent seuls. Seika se mit à genoux devant la table basse, où des verres de saké les attendait. Maintenant, il était question de jouer une comédie simple et touchante pour faire plaisir au client…Le divertir du mieux qu’il pouvait…Jouer du shamisen, danser ou chanter, lui parler…Que lui demanderait ce parfait inconnu ?

Seika s’avança pour s’asseoir en face de son client. Calmement, sans se presser. Et en même temps, il le détaillait. Le premier sentiment qu’il éprouva fut de la surprise : il semblait avoir presque le même âge que lui ! Il allait faire la conversation avec un garçon qui ressemblait bien plus à un enfant qu’à un adulte. Au moins, la tâche serai plus aisée, lui qui appréhendait toujours les adultes et leur manières suspectes. Le deuxième sentiment qui s’installa en lui fut la défiance. En quoi un enfant était-il si important et si menaçant pour le reste de l’okiya ? Il y avait là quelque chose de suspect…
Cependant rien de toutes ces questions ne parurent sur le visage du maiko. Son masque était parfait, plein de joliesse et d’attention délicate. Une faille s’y inscrit cependant quand il croisa le regard de Yamashita. Tant de dureté et de froideur, le fit frémir imperceptiblement. Et il baissa les yeux, comme par pure modestie, alors que ce n’était pas le cas. La haine, voilà ce qu’il avait perçu, et il en était perturbé. Et puis les manières brutales de l’inconnu le surprenait. Lui qui avait été habitué à la douce hypocrisie qui planait partout dans cet okiya.
Il reporta son attention sur l’enveloppe. Elle semblait bien remplie. Seika se fichait bien de l’argent à l’intérieur, de toute façon elle ne lui était pas destinée. Avec des gestes simples et gracieux, il entreprit de servir du saké à son client, tout en lui répondant de cette voix lisse qui n’était pas vraiment la sienne :

- "Kage » …répéta-t-il le temps de se remémorer sa leçon, c’est un politicien qui vient ici régulièrement Il a ses petites habitudes. Il vient tous, les mercredis soirs à partir de 21h30. Il est très ponctuel, et il est toujours accompagné de deux gardes du corps. Le premier le suit comme son ombre, il est avec lui partout même quand il s’entretient avec une geisha ou quelqu’un de l’okiya. le deuxième est plus distant. Il paie bien. Il paie cash, et il est toujours correct envers les employés. Il a une villa dans le quartier chic dans laquelle il vit avec sa famille. Il a une femme et deux enfants.

Seika s’interrompit pour laisser à son interlocuteur le temps d’enregistrer et de mémoriser toutes ces informations. Puis il continua, après avoir fouillé dans son kimono pour en sortir une feuille de papier pliée en quatre. Il la déposa sur la table.

- Nous avons une autre information qui pourrait vous intéresser. Kage a le projet de se rendre ce week end sans sa famille dans son châlet à la montagne pour préparer son nouveau programme. Nous avons un plan d’accès à ce châlet (il désigna la feuille du menton) qui pourrait vous être utile.

Sa mission terminée, Seika prit une coupelle de saké et la tendit poliment à son client, après s’être incliné. L’heure n’était plus à réciter une leçon, mais à distraire convenablement l’homme qui se tenait en face de lui. Il lui sourit.

- Un peu de saké, Yamashita-sama ?