Est-ce bien toi ?

Il faisait plutôt froid ce soir-là, et le vent qui soufflait sur la ville obligea Heaven à resserrer les pans de sa veste. Ses doigts étaient glacés à force d'inaction, et il rêvait d'un bon café brûlant qui réchaufferait son corps maigre...
Pourtant, même en échange d'une centaine de cafés brûlants, il n'aurait pas quitté sa place pour tout l'or du monde. Car l'homme qu'il avait vu entrer ici en début d'aprés-midi ressemblait à s'y méprendre à un fantôme surgit du passé. Il ne l'avait certes aperçu que de la boutique d'en face, alors qu'il achetait un bouquet de fleurs pour le temple, comme chaque mardi. C'était sa façon à lui de remercier les bonzes qui lui avaient offert cette nouvelle chance dans la vie : il décorait l'accueil avec soin, en nettoyant chaque centimètre et en remplissant le vase de fleurs coupées magnifiques. C'était même devenu une tradition au temple.

Mais aujourd'hui, les bonzes n'avaient pas vu de fleurs, et ils devaient se demander ce qui se passait. La raison en était simple : Heaven l'avait revu. Lui, l'homme qu'il avait follement aimé et pour lequel il avait tenté de changer. Il en était pratiquement sûr, et même si une part de doute persistait, il voulait croire à cette chance.
Quand il était retourné à Aves, Vaness Ulhman était un nom oublié, un fantôme parmi tant d'autre. Il n'existait plus, changement d'adresse et de vie. Un peu comme lui... Alors, la mort dans l'âme, Heaven était revenu ici. Mais il ne s'était jamais douté que leurs chemins se recroiseraient ici même !

Pourvu que ce soit lui... pria-t-il intérieurement, assis sur un banc, juste devant la porte où s'était engouffré l'avocat. Etait-il encore avocat d'ailleurs ? Qu'est-ce qu'il avait fait durant ces longues années loin de lui ? Avait-il changé ? Avait-il pris quelques rides ? Avait-il... trouvé quelqu'un d'autre pour le remplacer ?
Si c'était le cas, Heaven s'inclinerait, même si l'idée seule le faisait vibrer de jalousie. Mais c'était lui qui avait choisi de partir sans un mot, lui qui avait disparu... Et il n'aurait pas vraiment voix au chapitre.

Il commençait vraiment à faire sombre. La nuit guettait et d'ici peu, seuls les lampadaires urbains apporteraient un peu de lumière. C'est alors que la porte de l'immeuble s'ouvrit... et que l'homme en sortit.
Retenant sa respiration, Heaven se leva et dans son mouvement, sa capuche tomba. Le vent souffla dans ses longs cheveux d'un noir de jais, les faisant valser autour de son visage dans une douce litanie.

Et Heaven n'osa pas s'avancer, scrutant cet homme avec intensité et... appréhension.

Il avait raison de se méfier... Le regard que Vaness posa sur lui était froid comme la pierre, et dur comme la glace. En un instant, il lui révéla davantage que n'importe quel grand discours : Vaness l'avait parfaitement reconnu mais désormais, ce n'était plus l'amour qui brillait dans son regard. C'était la haine et une colère tellement grandes qu'elles coupèrent le souffle à Heaven, et le tétanisèrent pendant que le regard de l'avocat le détaillait encore une fois, comme pour être sûr de ce qu'il voyait.

Cela faisait combien d'années ? 3...4 peut-être ? Il n'avait pas compté, parce que chaque jour, chaque heure et chaque minute, l'absence de Vaness l'avait terriblement fait souffrir.
Oui, il méritait cette haine qu'il lisait dans son regard, ces propos froids qu'il lança à son chauffeur en faisant semblant de ne pas le reconnaître.

" Attendez ! " s'écria Heaven.

Il ne pouvait pas le laisser partir ainsi : et si Vaness n'était que de passage dans cette ville ? Et s'il lui échappait à nouveau ? Heaven ne tenait pas à prolonger ces années loin de lui, même s'il avait parfaitement conscience que l'avocat risquait fort de ne jamais lui pardonner.

Le chauffeur s'arrêta et regarda Heaven qui s'approchait cette fois-ci, son regard toujours posé sur Vaness. Il l'avait vu traîner là toute la journée et il s'était bien douté que le jeune homme voulait voir son patron.

Heaven s'approcha, calme et serein en apparence même si intérieurement, il était au bout de la crise de nerf.
Oui, c'était bel et bien Vaness... Le seul homme qu'il ait jamais aimé.

" Vaness s'il te plaît, ne fais pas semblant de ne pas me reconnaître. Tu... tu m'as manqué tu sais."

C'était de bonne guerre, et pourtant, Heaven eut l'impression qu'on lui déchirait le coeur à coup de griffes quand Vaness adopta ce ton si guindé et si étranger avec lui. Comme s'il n'avait jamais compté... Comme s'il l'avait déjà oublié.
Sous le choc, Heaven dû incroyablement pâlir car le chauffeur n'osa pas refermer tout de suite la portière, impressionné par lui. Il fallait dire que malgré le choc et son air hagard, Heaven était toujours un trés bel homme : il attirait indéniablement les regards sur son passage, que ce soit de la part des hommes ou des femmes. Pourtant, contrairement à il y avait encore quelques années, quelque chose avait imperceptiblement changé en lui : il avait l'air plus serein, moins sauvage qu'autrefois, comme si l'animal violent qu'il avait été s'était laissé apprivoisé par la vie. Il avait également perdu un peu de son insolence de prostitué, et cette arrogance qui semblait ne jamais le quitter.
Oui, finalement, Heaven avait changé, mais il savait pertinemment qu'aucun changement au monde n'aurait rendu Vaness aveugle. Il jouait grossièrement à celui qui ne le reconnaissait pas, et cela le blessait plus que n'importe quelle arme en ce monde.

" Une autre vie..." murmura-t-il en écho aux paroles de l'avocat.

Ce dernier s'impatientait déjà et Heaven comprit que c'était là sa dernière chance : s'il le laissait partir maintenant, plus rien ne serait jamais possible. Et ils gâcheraient une belle histoire...
Il eut un sursaut et finalement, son cerveau fonctionnant à toute vitesse, il bondit sur la portière qu'il maintint ouverte et se pencha vers Vaness :

" Oui, j'ai besoin d'un avocat !! J'ai besoin de conseils ! Voyez-vous, j'ai abandonné un homme que j'aimais follement il y a quelques années, et je ne sais pas comment faire pour m'excuser... pour lui raconter pourquoi je suis parti... Pourtant, il faut à tout prix qu'il sache : ça relève bien de la compétence d'un avocat ça, non ? "

Et alors que son regard accrochait celui de l'avocat, il ajouta d'un ton plus bas :

" Ou bien dois-je faire appel à un de tes confrères ? Je n'ai pas beaucoup d'argent et il risque de me demander beaucoup... beaucoup trop..."

Le nouveau rejet de Vaness, sans même parler de cet horripilant ton guindé qu'il adoptait avec lui, blessèrent profondément Heaven qui ne s'avoua pas pour autant vaincu. Pas question de laisser tomber maintenant ! Il avait trop de choses à dire à son ancien amant, trop d'explications à donner...
Il s'était douté que Vaness avait souffert de son départ, et il s'était évidemment attendu à un accueil aussi froid... Pourtant, quelque part, au fond de lui, il avait eu quand même un peu d'espoir et s'était dit que l'avocat l'accueillerait peut-être autrement. Mais la réalité était loin de ce rêve-là, cruel et illusoire.

Bien décidé à ne pas abandonner cette chance, Heaven saisit la première opportunité qui s'offrait à lui : poussant Vaness, il s'engouffra dans la voiture à ses côtés.

" Comme cela, je ne te retarderai pas. On peut trés bien parler en chemin."

Il arbora même un petit sourire satisfait de lui-même alors qu'il se tournait vers l'avocat. C'est à ce moment-là que le chauffeur referma enfin la portière et s'installa à l'avant pour démarrer aussitôt... Coinçant son patron avec l'homme qu'il semblait fuir. Heaven lui en fut presque reconnaissant, en tout cas il soupira de soulagement quand la voiture s'élança : Vaness aurait peut-être quelques scrupules à le jeter sur le trottoir en marche... Peut-être...

Se tournant vers l'avocat, il ne croisa qu'un regard buté et un visage fermé... Ouille, ça s'annonçait trés mal !
Nerveusement, il se tordit les mains en cherchant les mots qu'il avait pourtant médité toute l'aprés-midi devant l'immeuble.

" Je suis désolé pour le mal que je t'ai fait Vaness. Je suis sincèrement désolé... pour tout." commença-t-il, mal à l'aise. "Mais je t'en supplie, arrête de faire comme si tu ne me connaissais pas... Tu sais parfaitement qui je suis."

L’avocat ne s’était pas attendu à tant d’audace de la part de son ancien amant, après tout celui-ci n’avait jamais cessé de fuir même quand tout semblait bien aller, alors Vaness pensait qu’il abandonnerait encore très vite. Mais il fallait croire qu’il se trompait, aider par son chauffeur, Heaven monta dans le long véhicule aux vitres teintées. Le chauffeur avait même relevé la vitre qui séparait l’avant du reste de la voiture pour laisser plus d’intimité aux deux hommes. Cependant Vaness avait la ferme intention de ne pas redevenir intime avec son amant.

Il se tourna vers Heaven son regard aussi froid que l’Iceberg qui avait fait couler le Titanic. Ce regard disait bien qu’il avait que faire des explications de l’homme. La comment du pourquoi il s’en fichait royalement, tout ce qu’il voyait s’était les fait. Il n’était pas avocat pour rien là-dessus.

Il se décida donc à satisfaire la demande de son ex-amant qui le suppliait de ne plus faire comme s’il ne le connaissait pas, mais il regretterait certainement cette demande, car le mafieux avait bien l’intention de le blesser d’une façon plus cruelle que lui avait été blessé quand ce dernier l’avait quitté sans un mot du jour au lendemain.

« Oui je sais qui tu es. Tu es un prostitué que j’ai payé pour baiser, rien d’autre. Satisfait Heaven, tu n’es plus un inconnu. »

Le ton de Vaness était cassant et montrait son agacement. Bien sur il aimait toujours Heaven, et certainement toujours, mais sa fierté l’empêchait de lui pardonner. Il tapa alors à la vitre pour que la voiture s’arrête alors qu’ils avaient fait à peine quelque mètres.

Le regard que Vaness lui lança le fit frissonner, malgré toutes ses bonnes résolutions de tenir le coup face à son ancien amant. Il se souvenait parfaitement de la façon dont ce dernier s'imposait face à ses ennemis : il possédait une force de caractère hors norme, qui lui avait permis de se construire au cours des années... Et quiconque allait contre cette force devait s'attendre à de sérieuses représailles : Heaven les avait déjà affronté auparavant, mais c'était la première fois que l'avocat était aussi dur et froid avec lui.

Déglutissant, il voulut ajouter quelque chose quand Vaness parla enfin... Sa volonté de lui faire mal était tellement palpable qu'Heaven en eut le souffle coupé, et il faillit baisser les yeux, comme il aurait pu le faire autrefois. Il était un temps où il était effectivement un prostitué, et rien d'autre : face aux autres, il s'était toujours senti inférieur, misérable et méprisable, et autrefois, il aurait plié devant cette insulte et aurait abandonné la partie.
Sauf que tout avait changé... Il n'était plus la misérable pute qui faisait le trottoir, mais un homme respectable qui travaillait légalement pour gagner sa vie, et avait cessé depuis longtemps ce genre d'activité. Il était quelqu'un qui pouvait relever la tête et être fier de ce qu'il était.... D'ailleurs, c'était pour cela qu'il était parti : le nouveau Heaven ne comptait pas se laisser impressionner.
Et loin de baisser la tête, il affronta vaillamment le regard glacial de l'avocat. Même s'il avait pâli sous l'insulte et qu'il se rendait compte que Vaness pouvait le blesser davantage que n'importe qui d'autre en ce monde.

La voiture s'arrêta, mais Heaven prit tout son temps avant de réagir. Un sourire cynique et amer finit même par se dessiner sur ses lèvres :

" Dire qu'avant, tu ne supportais pas que je continue à me considérer comme une pute, et c'est maintenant toi qui me le jettes à la figure... Mais tu as raison : c'est ce que j'ai été, durant un temps. Plus maintenant : je suis devenu quelqu'un de bien Vaness, autant pour moi que pour toi, parce que je voulais te mériter et non plus vivre à tes crochets. Cependant, j'ai tout perdu en faisant cela, je m'en rends compte maintenant."

Il soupira et réprimant l'envie de passer sa main sur la joue de cet homme qu'il avait tant aimé, il ouvrit la portière et ajouta avant de descendre :

" Je travaille au temple désormais. Si jamais un jour, il te venait l'envie d'écouter ce que j'ai à te dire.... Je t'attends."